Les Carbonaras

Publié le par françois du castel


 

Les Carbonaras

 

 

 

A la fin du XVIIIe siècle, la péninsule italienne est écartelée entre principautés et royaumes indépendants, et l'influence du puissant Empire austro-hongrois y est dominante. L'absolutisme règne en maître.

  Après 1789, la Révolution française apporte un important renouveau à la fois dans les idées et sur le terrain. Mais à partir de 1812, les revers napoléoniens conduisent au retour des Autrichiens, scellé par le traité de Vienne en 1816. Durant cette période, une lutte politique pour l’indépendance italienne se développe, marquée par l’action des sociétés secrètes, notamment celle des Carbonaras, qui créent  une certaine agitation..

  C’est dans ce contexte agité que vont vivre et se rencontrer Bianca, la descendante des Milesi à Milan, et Benito, le descendant des Mojon à Gènes.

 

 

Le puzzle italien

 

 

  A la veille de la Révolution française, l’Italie est géographiquement morcelée et politiquement inerte. Dans tous ces Etats règne l’absolutisme des rois ou des princes. La présence des Habsbourg pèse surtout sur la Lombardie, la Toscane et Naples. Le « siècle des lumières » exerce peu d’influence sur la société italienne trop figée. Seul le mouvement de l’Illuminisme connaît une certaine audience.

En 1796-97, la guerre menée contre la France révolutionnaire par la coalition des royautés européennes conduit à l’entrée des troupes révolutionnaires dans la plaine du Pô. Les idées nouvelles de « liberté, égalité, fraternité » pénètrent en Italie. Des républiques sont créées et une certaine conscience unitaire de l’Italie commence à s’exprimer.

En 1799, le recul militaire des armées révolutionnaires devant une coalition renforcée conduit à un retour des armées autrichiennes. Mais en 1800, Bonaparte reconquiert l’Italie après la victoire de Marengo.

  La république italienne s’étend maintenant de Milan et Venise jusqu’au centre de la péninsule, puis devient Royaume d’Italie, avec E. de Beauharnais comme vice-roi. Le royaume de Naples lui fait suite au sud et le frère de l’Empereur, Joseph, en devient roi. remplacé en 1808 par Murat.. Le reste de l’Italie est annexé à la France. Les Etats de l’Eglise sont rétablis autour de Rome en 1809, après le concordat signé par l’Empereur avec le Pape Pie VII.

  La France fait surtout tourner l’économie italienne à son profit, aussi la bourgeoisie supporte-t-elle de plus en plus mal la présence française et un mouvement de révolte se traduit par le développement de sociétés secrètes, comme le mouvement Carbonara  qui naît dans le royaume de Murat et le mouvement des Adelphes au Piémont.

   A partir de 1812, l’Empire français est sur la défensive et en 1815 Waterloo scelle la défaite définitive de l’Empire et assure le retour des Bourbon sur le trône de France. Le congrès de Vienne en 1816 divise à nouveau l’Italie et assure l’influence de l’Autriche.

  Un mouvement de refus se développe, au Piémont dans les écrits de Joseph de Maistre, en Lombardie où Giuseppe Mazzini plaide pour l’éducation populaire et le mouvement des Carbonaras s’étend au nord. Des rébellions se multiplient, après 1817, dans toute la péninsule, mais elles sont écrasées.

  En 1830, les journées révolutionnaires qui chassent les Bourbon à Paris engendrent un nouvel espoir de sortir de l’absolutisme en Italie. Mazzini fonde le nouveau mouvement Jeune Italie, marqué par le romantisme, mais faisant appel au soutien populaire.. 

  Dans les années 1840, un certain essor industriel est s’accompagne de réformes allant dans un sens libéral dans plusieurs Etats. La proclamation de la République en France en 1848 incite les Etats italiens à mener une guerre d’indépendance contre l’Autriche, mais l’orgueil de l’isolement - « Italia fara da se », proclame Charles-Albert - conduit encore à l’échec.

  Un premier succès viendra du Piémont avec Victor-Emmanuel II, roi du seul régime constitutionnel. Cavour, qui milite pour l’unité italienne, y accède au pouvoir en 1851. Une nouvelle guerre avec l’Autriche est gagnée à Magenta en 1859, avec l’appui des troupes de Napoléon III. De nouvelles actions repartent d’Italie du sud, avec notamment « l’expédition des milles » de Garibaldi.. Le royaume des Deux Siciles accepte l’unité, les Etats du pape sont réduits au Latium malgré l’opposition de Pie IX  et, en 1861, Victor-Emmanuel II est proclamé roi d’Italie.

  Il faudra encore réduire l’influence de la Mafia sicilienne et de la Camora calabraise, obtenir le départ des Français revenus à Rome, gagner enfin le rattachement de la Vénétie, pour que l’unité italienne soit complète en 1871.

 

 

Le mouvement Carbonara

 

  L’action de sociétés secrètes jalonne l'histoire de la péninsule italienne, dégénérant souvent en associations criminelles. Par contre, le mouvement Carbonara mène une action politique tendant à un changement de pouvoir.

  Né en Italie du sud vers 1810, dans le royaume de Naples créé du prince Murat, l’initiative en revient sans doute au mouvement franc-maçon. Le mouvement tire son nom de révoltes s antérieures de charbonniers du bois. Il est moins antireligieux qu’antipapiste, il se prononce pour la république et s’adresse à la bourgeoisie marchande.

  C’est un mouvement secret, organisé en ventes, dont les membres masculins se désignent par bons cousins et les membres féminins par jardinières.  On y adhère après un temps de surveillance. Dans la cérémonie d’initiation, l’impétrant s’agenouille sur un drap blanc, un cierge à la main. Il accepte que « tout son être devienne la propriété de l’ordre », déclare son « amour pour la patrie » et s’engage au secret « sous peine de mort ». Mais, et ce sera sa faiblesse dans l’action, le mouvement exclut le milieu populaire jugé trop primitif..

   Les Carbonaras tentent quelques manifestations contre le roi de Naples, puis contre Ferdinand de Bourbon en Sicile, après le départ des Français. Malgré ses échecs, le mouvement s’étend plus au nord et, en 1817, une insurrection a lieu à Macerata, au sein même des Etats de l’Eglise. D’autres manifestations ont lieu en Romagne et en Vénétie..

  Cette extension du mouvement conduit à organiser un congrès qui se tient à Bologne en 1817. Le congrès centre son action sur l’indépendance de l’Italie occupée par l’Empire autrichien. Devant l’extension du mouvement, les pouvoirs publics s’organisent. Le pape condamne et suscite un mouvement opposé, les Sanfédistes,  qui poursuivront les Carbonaras jusqu’au meurtre. D’Autriche, Metternich promet d’intervenir en cas d’insurrection et charge un commissaire spécial, le juge Salvioti, d’une répression sévère qui ne cessera pas.

  Mais le mouvement prend une dimension internationale.           En 1820, en Calabre, une insurrection menée par le « général » Pepe s’étend jusqu’à Palerme et le roi Ferdinand Ier est contraint de promettre une constitution.. La révolte gagne Naples où un nouveau parlement est institué. Mais Metternich fait intervenir ses troupes et, en 1821, l’ordre ancien est rétabli et les Carbonaras sont pourchassés et condamnés lourdement.

  A Turin, le prince Charles-Albert est assez favorable aux Carbonaras. Le comte Confalonieri, qui dirige le mouvement à Milan, réalise une alliance entre Lombards et Piémontais. En 1821, une insurrection éclate et Charles-Albert est nommé régent. Mais les armées autrichiennes interviennent et le juge Salvoti multiplie les arrestations : le poète Maroncelli, la princesse Belgioioso, Confalonieri, le poëte Manzani sont condamnés, ainsi que l’écrivain Silvio Pellico qui écrira dans Mes prisons la belle histoire de son araignée apprivoisée.

  De 1822 à 1828, la répression est généralisée à toute la péninsule. François IV à Modène, Marie-Louise à Parme, Pie VII puis Léon XII à Rome, Ferdinand Ier en Sicile condamnent et font exécuter les Carbonaras. Les leaders du mouvement sont contraints à l’exil.

  Dès lors, le mouvement Carbonara vit ses derniers moments. Il ne peut plus agir que dans des attentats sans perspectives, comme ceux d’Orsini ou de Fieschi, dirigés contre le pouvoir français. Dans cette situation, Manzini, réfugié à Marseille, crée un nouveau mouvement, Giovani Italia, qui rassemblera désormais l’opposition.

  Si l’échec fut lourd le mouvement Carbonara,  a contribué à créer une fierté nationale italienne et a posé les premières pierres de l’unité de la péninsule.

 

 

Une jeunesse d’artiste.

 

Dans la famille Milesi, installée à Milan, la pression des traditions côtoie les tendances libérales. La toute jeune Bianca est, conformément aux habitudes, confiée avec sa soeur aînée à un couvent dès sa sixième année. Les deux soeurs supportent mal une éducation sévère et peu soucieuse des besoins de la jeunesse. Bianca se réfugie dans une phase de mysticisme.

  Malgré le recours à cette éducation traditionnelle, leur mère, la signora  Viscontini, est plus ouverte aux idées nouvelles que son milieu traditionnel. Le salon Viscontini, où l'on parle français, acquiert une réputation libérale qui lui attire l'amitié d'artistes et d'écrivains engagés contre l'absolutisme, mais lui vaut aussi une surveillance policière.

  En 1804, Bianca, affectée par la mort de son père, est emmenée en voyage par sa mère. En Suisse en 1808, elle rencontre le peintre Andrea Appiani qui la convainc d'une vocation d'artiste.

  Aussi, en 1810, Bianca part-elle s'installer à Rome où elle rencontre nombre d’artistes, comme le sculpteur Antonio Canova ou le peintre Petrini. Le milieu bohème que fréquente Bianca est sensible aux problèmes que traverse l'Italie. Bianca épouse le point de vue des opposants à la domination impériale, regroupés sous l’appellation des Italici.

   A Rome, elle se lie d'amitié avec Sophie Reinhardt, qui lui fait connaître l'école allemande de peinture. Elles travaillent ensemble d'arrache-pied et n'écoutent que les conseils du peintre roumain Giorgio Asaki, qui deviendra poète italien.

  En 1814, les revers napoléoniens conduisent à l'occupation de Rome par les troupes de Murat Asaki et Bianca cherche à regagner Milan. Mais la route terrestre n'est plus sûre, et Bianca opte pour une barque de pêcheurs longeant la côte, où elle fait preuve de sang-froid devant la tempète.       

Revenue à Milan, Bianca qui fête ses vingt-quatre ans s'interroge sur son art et décide d'abandonner la peinture. Elle est consciente que l'Europe est en train de vivre une grande mutation, et veut s'engager dans une action civique.

 

 

Une jardiniere

 

  Bianca commence sa vie nouvelle en se lançant dans l’écriture, influencée par sa rencontre avec Stendhal qui voyageait en Italie. En 1815, elle rédige une biographie de Sapho, qui rend hommage à la poétesse de la Grèce antique, qui fut aussi une femme d’action. La même année, elle publie une étude sur la poétesse italiennne Maria-Gaetana Agnes, qui mena au siècle précédent une vie fort active pour une femme dans un monde très masculin.

  Bianca éprouve le besoin de connaître l'Europe avant de s’engager plus avant. En 1817 et 1818, elle constate la réaction qui sévit dans l'Europe de Metternich et « l'opposition des riches et des pauvres » la heurte profondément.

  Trente ans, c'est « l'âge de la sérénité dans le devoir », dit-elle, pour justifier son adhésion aux idées libérales. Le mouvement des Carbonaras la séduit par ses thèmes du dévouement à la patrie et à la collectivité, même si ses méthodes d’action violente la surprennent quelque peu.

  Elle a s’y engage en 1821, au retour de ses voyages en Europe. Elle est initiée, devient une jardiniere  et participe à des réunions secrètes. C’est elle qui a dessiné le drapeau brandi par le bataillon étudiant Minerva, lors de la tentative d'insurrection de Massina. Bianca a l’appui du comte Federico Confalonieri. Elle reçoit beaucoup de conspirateurs, rend visite en prison à ses amis et participe à l'expatriation d'un « bon cousin » menacé.

  Mais la répression se généralise, des amis de Bianca sont arrêtés par la police et des perquisitions sont engagées. Bianca elle-même est visée et seule la position sociale des Milesi lui vaut de n'être pas arrêtée, mais sa demeure est mise sous surveillance policière.

  Bianca, inquiète, estime utile de s’éloigner et, en 1823, elle se rend à Genève, puis à Paris où ses contacts l’éclairent quelque peu sur la situation politique..

 

 

Le « petit docteur de Marengo »

 

  La deuxième génération italienne des Mojon est désormais bien installée dans la principauté ligure, qui, à la fin du XVIIIe siècle, semble plus préoccupée du commerce portuaire que des évolutions introduites par l’arrivée de l’armée révolutionnaire française en Italie du nord. Des huit enfants de Benito et Paula-Maria, seuls quatre survivront. Les trois frères Joseph, Antoine et Benito junior qu’on appellera bientôt Benoit et la soeur Rosa.

  Le père est devenu professeur de chimie à l’université de Gènes, auteur d’une pharmacopée célèbre et il tient une pharmacie réputée dans la cité ligure. A son image, les trois frères s’engagent dans des études médicales ou para-médicales. Benoit, né en 1771, poursuit des études de médecine. En 1800, alors que les Autrichiens ont repris pied en Italie, l’Armée de Bonaparte, passe les Alpes pour les attaquer et nombreux sont les étudiants italiens qui se portent volontaires pour aider les Français. Après la victoire, Bonaparte félicite Benoit et ses camarades pour leur soutien et il s’en souviendra en l’appelle familièrement « mon petit docteur de Marengo » lors d’une rencontre ultérieure.

  L’année suivante, Benoit fonde, avec d’autres étudiants, la Société médicale d’émulation. C’est là qu’il présente sa première conférence sur L’utilité de la musique dans les états de santé et de maladi,e en citant « l’effet de la Marseillaise sur les armées françaises en lutte pour la liberté ».

  En 1802, Benoit devient, à 22 ans, docteur en chirurgie. Il publie de nouvelles observations sur un cas d’épilepsie et soutient l’apparition du vaccin. Pour prolonger sa formation et sa soif de connaissances, il voyage en Europe  et  à Vienne il procéde à des recherches anatomiques.

  De retour à Gènes en 1805, Benoit trouve son pays incorporé à l’Empire français. Il est nommé professeur d’anatomie et de physiologie à la faculté de médecine. L’année suivante, il publie, à 25 ans, Les lois physiologiques, où il souligne l’originalité de « la méthode analytique et expérimentale utilisée ». Sa célébrité naissante vaut à Benoit d’être nommé médecin-chef de l’hôpital militaire de la ville et professeur d’anatomie et de physiologie à l’université..

  En 1808, la mort de son père laisse aux trois frères qui, célibataires, vivent ensemble le soin de gérer seuls la pharmacie Mojon qui est devenue une officine célèbre. Benoît en laisse surtout la responsabilité à ses frères et poursuit ses publications, notamment, en 1811, un traité sur De l’utilité de la douleur physique et morale.

  La fin de l’Empire français, suivi du Traité de Vienne en 1815, modifie la situation en Italie du nord. Le retour à l’ancien régime s’accompagne d’un absolutisme en politique et d’une scolastique dans les activités intellectuelles. Mojon est accusé de jacobinisme et d’athéisme. On lui reproche l’absence de référence à Dieu dans ses Lois physiologues, dont la diffusion est interdite. Il est banni de l’université rénovée, mais il obtient cependant une pension au titre de professeur émérite. Son frère Joseph s’en tire mieux et conserve son poste.  

  Ces événements conduisent Benoît à passer d’une attitude politique intellectuellement hostile au pouvoir à une opposition plus active.. Il fréquente les mouvements d’opposition et rencontre naturellement le mouvement Carbonara.

* En 1822, dans le salon oppositionnel du marquis J.-C. Di Negro, il fait la connaissance d'une milanaise qui avait fait jadis le portrait de celui-ci, Bianca Milesi. Jardiniere du mouvement, alors en mission à Gènes pour aider son beau-frère compromis dans les émeutes. Elle a une réputation déjà établie de femme volontaire, voire excentrique. Mais elle plaît au docteur non moins anticonformiste.

  Leur mariage a lieu en 1825. Lui a 44 ans, elle 35 ans. Le couple s'installe rue Balbi à Gènes. Bianca espère y être moins surveillée qu’en Lombardie.

  La jeune mariée est bientôt préoccupée par la naissance de son premier enfant, Enrico, pour lequel elle plaide une éducation selon la nature, à l’inverse des moeurs du temps. Mais elle est l’objet de critiques pour ses positions anti-aristocratiques et ses thèses éducatrices.

  Malgré son éviction de l’université, le docteur Mojon jouit d’une belle clientèle et ses travaux, dénigrés à Gènes, commencent à être connus ailleurs, à Paris notamment où on apprécie son approche des phénomènes par l’observation. Il s’y rend d’ailleurs pour étudier l’épidémie de choléra qui y fait son apparition en 1832. 

  La politique rejoint bientôt les Mojon. L’amie jardinière de Bianca, la princesse Belgioioso, se réfugie à Gènes et les Mojon l'y accueillent avec ses compagnons, notamment Giuseppe Mazzini. Avec les échecs des actions engagées et la répression, celui-ci ne cache pas qu’il considère comme achevé le temps des Carbonaras et que lui paraît venu le moment de créer un nouveau mouvement, plus orienté vers les masses populaires et la jeunesse et qu’il appelle déjà Giovani Italia.  Les Mojon rencontrent aussi le jeune Cavour que Bianca juge déjà comme « une étoffe fine, superfine, avec une grande maturité d'esprit »..

  Mais un espion s'est glissé à l'une de leurs réunions et Christina di Belgioioso est arrêtée, pendant que Mazzini s'enfuit à Marseille. Lors du procès de la Belgioioso, le nom de Bianca est cité et le couple Mojon est mis sous surveillance. La vie devient dangereuse pour les jeunes parents qui rêvent de pays libre. Benoît aime Paris et la France de Louis-Philippe leur paraît favorable. La pharmacie Mojon est confiée définitivement à Joseph, alors que Antoine a pris une autre officine, et, pour Benoît et sa femme, la décision est prise d'un départ définitif. En 1824, les Mojon arrivent à Paris.

 

 

La vie parisienne

 

  Benoît a trouvé un engagement comme médecin particulier de madame de Feuchères et les Mojon s’installent dans son château à Saint-Leu. Mais celle-ci est une intrigante, impliquée dans la mort du prince de Bourbon-Condé.

  Aussi la famille quitte-t-elle cette position confortable pour s’installer à Paris, rue des Petits Hôtels. Benoit connaît assez bien la France, où il a fait ses études en 1806 et qu’il a souvent visitée. Sa réputation y est grande et il retrouve bientôt une chaire, où il peut reprendre ses études de physiologie.

  Il se met à publier intensément. Paraissent, en 1833 un Mémoire sur la structure et l’action des vaisseaux lymphatiques, de 1834 à 1841 plusieurs études sur des sujets variés, avec une grande part de résultats d’observations, en 1841 un essai sur la thérapeutique du docteur Giacomino et en 1843 la biographie de Jean de Vigo, médecin du XVe siècle, et de E. Licato, médecin du XVIe, dans un Eloge des Ligures célèbres. Ces écrits lui valent d’être élu président de la Société médicale de Paris, avant d’être nommé membre correspondant de l'Académie de médecine. Les Mojon ont obtenu la nationalité française en 1838.

  Bianca, qui a eu la douleur de perdre son fils aîné, donne naissance à deux autres garçons, Enrico en 1826 et Benedetto en 1827. Conformément à ses écrits, elle souhaite se préoccuper davantage de leur éducation. Leur père de son côté s’y implique et leur fait apprendre un métier manuel, celui de menuisier, en plus de leurs études classiques.

  Sous l’influence de la mort de son enfant et de celle de sa mère, Bianca connaît, à cette époque, une crise religieuse.. Elle hésite entre le catholicisme, que son expérience de la conduite papale dans les Etats pontificaux ne favorise guère, et le protestantisme, où l'absence d'intercessions devant Dieu l'inquiète. L'influence de Sismondi la fait opter pour le calvinisme. Dans un long épître, Observations historiques adressées à un enfant du XIXe siècle, elle fait le point des connaissances sur l'évolution du monde et celle de l'être humain, avant d'expliciter son choix religieux . Très tolérant, son mari n’élève aucune objection.

  Pour autant, les Mojon ne se désintéressent pas de la situation italienne. Dans leur salon, le vendredi voit défiler toute l’émigration italienne et des sympatisants, comme Geoffroy Saint Hilaire, lady Byron, lady Morgan, etc. Bianca marque bien, dans son journal, toute son attention à l’évolution de la situation dans la péninsule.. 

  Elle rencontre la branche française des Carbonaras, qui s'est constituée vers 1820, et elle apporte son aide au journal L'Italiano. Avec son mari, elle appuie le mouvement Giovani Italia qui a pris de l'ampleur.

  La révolution française de 1830 redonne un certain espoir aux derniers Carbonaras, qui obtiennent le soutien de Laffitte, de Chateaubriant, de La Fayette, de Constant ou de Lamarque. Mais l'Autriche veille toujours au maintien de l'ordre en Italie. Bianca prend le deuil après la défaite de Novare. Elle pleure lorsque les dernières tentatives de soulèvement sont toutes réprimées. Elle proteste lorsque la France apporte son soutien au pape Grégoire XVI contre l’insurrection. En 1837 encore, elle s'indigne du refoulement en France de son ex-ami Confalonieri enfin libéré. Mais, malgré les efforts de Mazzini et de Jeune Italie, il faut attendre l'essor industriel des années 1840 pour que soient enfin accordées des réformes constitutionnelles.

  Dans son journal, Bianca  se prononce pour le suffrage universel. Ses écrits prennent parfois une teinte plus féministe, lorsqu’en 1847, elle plaide pour « l'émancipation des femmes qui sont égales aux hommes, mais différentes », particulièrement dans leurs responsabilités familiales.

  Bianca apprécie les femmes françaises qu'elle trouve plus actives que les madonas  italiennes. De nouveaux amis et amies italiens et français fréquentent son salon. On y côtoie des femmes des deux pays, des immigrés toujours actifs, des artistes et, de plus en plus, des spécialistes de l'éducation : Alfred de Musset, Victor Cousin, Georges Sand, Emile Souvestre, Nicolo Tommasco, Sismonde Sismondi, Giorgio Asaki, Federico Confalonieri, etc. 

Avec l'avancée en âge de ses enfants, et sans doute sous l'influence de Sismondi, Bianca concrétise ses vues sur les problèmes d'éducation. Elle publie des ouvrages sur l'enfance ou traduit des écrits en français. Elle pousse au développement de jardins d'enfants, apporte son soutien à des oeuvres de charité et veut porter l'éducation jusque dans les salles d'asile.

  Les enfants Mojon sont devenus des jeunes gens et, en 1847, Benenedetto, qu’on appelle plutôt Benoit, est reçu à l'Ecole polytechnique, alors que Henri s'oriente vers une carrière agricole. Avec le soutien de leur mère, les deux frères sont actifs lors des événements de février 1848 et on les trouve dans la garde nationale lors des journées de juin. Pendant ces journées révolutionnaires, Bianca demeure à Paris et sa maison reste « ouverte à tous les opprimés ».

  Son intérêt pour les affaires italiennes lui fait vivre intensément la révolution milanaise d'avril 1848. Un peu plus tard, elle ressent comme un déchirement l'intervention militaire de la France contre la révolution qui vient de proclamer la République romaine. Elle sait qu’à Gènes, le frère de Benoît, Antoine, et surtout son fils ami de Garibaldi, prennent part au Risorgimento.

  L'année suivante, un bateau venu d'Extrême-Orient apporte le choléra à Marseille et la troisième épidémie du siècle se répand rapidement sur la France. Pendant que son mari tente d'exercer son art contre la maladie, Bianca se sent fiévreuse et doit s'aliter. Son fils à son tour est atteint. Benoît diagnostique une guérison pour son fils, mais non pour sa femme. Il leur apporte tous ses soins, mais il est à son tour frappé et les deux époux s'éteignent le même jour de juin 1849.

  Au cimetière de Montmartre, l'éloge du couple Mojon est prononcé par le pasteur Coquerel, devant une foule considérable de leurs amis français et italiens. Le professeur D. Bocquet écrit de Benoit : « Esprit fier, élégant et distingué, oeuvres empreintes de philosophie douce et curieuse qui donnait du charme à sa conversation ». 

  Les Mojon n'auront pas vu monter en Italie les nouvelles luttes qui fortifient l'espoir d'une réunification de la péninsule, à laquelle ils avaient tant rêvé et, pour Bianca surtout, tant contribué..

 

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